La Ballade des pendus est l’un des tout derniers poèmes que nous ait laissés Villon. Son titre exact est L’épitaphe de Villon en forme de ballade. Et c’est bien d’une épitaphe qu’il s’agit, en effet : la sombre vision du poète ne s’est pas réalisée, mais, si l’on néglige les deux pièces de circonstances qui ont suivi («Louange et requête à la cour du Parlement» et «Question au clerc du Guichet»), la ballade dite «des pendus» est l’ultime message de François Villon qui va bientôt disparaître pour toujours. Il y tient sous son regard sa vie chaotique, désordonnée, souvent malheureuse et, du jugement porté sur elle par l’Ordre — en ses diverses incarnations — il en appelle à la grande fraternité humaine. Car Villon est un être du moyen âge, c’est-à-dire tout le contraire de l’individualiste. Il ne se retranche pas de la communauté: celle de ses équivoques compagnons de misère ou de débauche, et, au-delà, la grande famille humaine. Celle-ci, à l’époque — et même pour Villon le dépravé — se confond avec la notion de chrétienté. Villon en appelle à ces frères humains au nom de leur foi commune; au nom, surtout, de leur commune fragilité. Combien de fois, errant au cimetière des Innocents, Villon n’a-t-il pas médité devant la célèbre fresque de la Danse macabre qui entraîne dans une même sarabande infernale, prêtres et laïcs, riches et pauvres, seigneurs et manants, épouses vertueuses et vénus des tavernes… Tous égaux devant la mort. Tous égaux dans la faiblesse. Dépouillés de leurs oripeaux de respectabilité, recouvrant qui sait quelles secrètes turpitudes ?…, comment apparaissent l’honorable Guillaume Cotin, Conseiller au Parlement, Pierre Richier, docte maître en théologie ou Jean Laurens, chapelain estimé ? Pauvres et nus, tout comme Colin des Cayeux, brigand patenté, Marion l’Idole aux charmes prodigues ou Dom Nicolas, crocheteur inégalable… Pipeurs, voleurs, escrocs, ivrognes, écornifleurs, voire assassins: les uns le sont ouvertement, les autres l’auraient peut-être été en d’autres circonstances… Et tous, de toute façon, dissimulent quelque côté nauséabond à grand renfort d’odeur de sainteté…
CONSTRUCTION ET COMPOSITION
Villon utilise ici une forme très usitée au moyen âge: la ballade – trois strophes comportant le même nombre de vers, ayant les mêmes rimes, et un envoi («Prince Jésus» …). Le même vers revient à la fin de chaque strophe comme un refrain (« Et priez Dieu… »). Le mètre préféré de Villon est l’octosyllabe. Ici, il a choisi le décasyllabe, plus ample, mieux adapté à la gravité du sujet.
Ce poème est d’une seule coulée, d’un même souffle; il serait artificiel d’y reconnaître différentes parties bien distinctes. Tout au plus peut-on parler de nuances dans le phrasé, comme on le fait pour une ligne mélodique. Dans la première strophe, les pendus implorent la pitié des passants — souvent trop enclins à la dérision… — Ils font valoir l’égalité de tous les hommes devant le Jugement qui les passera au crible: ceux qui se croient justes ayant, eux aussi, leur part d’iniquité pour laquelle ils auront tout autant besoin de merci, de pardon, que les brigands occis par justice. Tous les frères humains, se doivent donc entr’aide dans un même appel à la clémence divine. Et, pour le cas où cet argument ne suffirait pas, Villon essaie d’émouvoir ses semblables par un tableau terriblement réaliste: ce gibet où pendent les dépouilles méconnaissables de ceux qui furent des êtres pleins de vie et de santé. Chacun de ces deux thèmes est développé dans une strophe. Dans la seconde, les pendus réclament avec insistance le secours de la prière. Dans la troisième, le poète dessine une eau-forte macabre, au trait noir, vigoureux, incisif et criant de vérité. La dernière strophe, l’envoi, reprend la bouleversante imploration des suppliciés.
L’ART DU POÈTE
Puissance, âpreté, vérité de l’accent telles sont les dominantes de cette ballade qui lui confèrent une force d’impact aussi grande aujourd’hui qu’il y a quatre siècles. Pour exprimer ce lyrisme vigoureux, Villon s’est forgé un outil poétique bien à lui.
1. Une formulation directe, voire brutale
Le poète donne la parole aux pendus: d’où une grande puissance de persuasion. Il refuse le ton gémissant ou prédicant: les suppliciés ne demandent ni larmes ni lamentations, mais des prières. Et d’ajouter, sans ménagement: vous aussi, vous en passerez par là…
2. Des images d’un réalisme saisissant
Pas d’allégories ni de circonlocutions: mais la lumière crue — et cruelle — du projecteur braqué sur une réalité sinistre, détaillée avec une macabre ironie. On appréciera les antithèses («Quant de la chair… pourrie,» «Et nous, les os… poudre») et l’invention pittoresque («La pluie nous a débués et lavés», «Plus becquetés d’oiseaux que dés à coudre» …).
3. La maîtrise du rythme
Villon a choisi avec bonheur le décasyllabe: mètre vigoureux. Il adapte le rythme à l’idée exprimée.
Ex. strophe 1: les vers 1 à 4 sont amples et larges comme les gestes de la supplication. Le vers 5 est heurté pour suggérer les mouvements des corps qui s’entrechoquent au gré du vent. Dans le vers 7, le rythme est brisé par la dureté de la labiale «p», deux fois répétée (piéçà, pourrie) et de la dentale «d» (dévorée) pour traduire l’horreur de la décomposition. Dans la strophe 3, le rythme du vers 6 évoque le balancement des pendus etc… Le retour du refrain — de rigueur dans cette forme poétique — est particulièrement justifié ici, où il évoque une sorte de litanie douloureuse. Enfin l’unité de mouvement du poème tient non seulement à l’unité de ton, mais au «lié» du discours. Les vers s’enchaînent tantôt par le sens, tantôt par des rejets ou enjambements.