La chanson de Fortunio

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Paysage mauvais

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Sui-je, sui-je, sui-je belle?

Eustache Deschamps, champenois (né vers 1345, mort vers 1405), fut aussi surnommé Morel à cause de son teint très brun. Le nom de Deschamps lui vint d’une propriété qu’il avait aux environs de Paris. C’est un des premiers poètes français qui apportèrent de la personnalité dans la poésie. Dans ce virelai, on remarquera que l’observation l’emporte de beaucoup sur l’émotion, à peu près absente. Il est curieux d’y constater, déjà, une désinvolture sentimentale (notamment au huitième couplet), un esprit pratique, dont nous ne croirions capables que nos plus modernes Parisiennes, et qui est ici traduit avec une légèreté, une grâce, dont Eustache, au parler plutôt rude, n’est pas coutumier.

VIRELAI

Sui-je, sui-je, sui-je belle?
Il me semble, à mon avis,
Que j’ay beau front et doulz viz1,
Et la bouche vermeillette;
Dictes moy se je sui belle.

J’ay vers yeulx, petits sourcis,
Le chief blont2, le nez traitis3,
Ront menton, blanche gorgette;
Sui-je, sui-je, sui-je belle? etc.

J’ay dur sain et hault assis,
Lons bras, gresles doys aussis,
Et, par le faulx4, sui greslette;
Dictes moy se je sui belle.

J’ay piez rondes et petiz,
Bien chaussans, et biaux habis,
Je sui gaye et foliette;
Dictes moy se je sui belle.

J’ay mantiaux fourrez de gris,
J’ay chapiaux, j’ay biaux proffis5,
Et d’argent mainte espinglette;
Sui-je, sui-je, sui-je belle?

J’ay draps de soye, et tabis,
J’ay draps d’or, et blanc et bis,
J’ay mainte bonne chosette;
Dictes moy se je sui belle.

Que quinze ans n’ay, je vous dis;
Moult est mes trésors jolys,
S’en garderay la clavette6;
Sui-je, sui-je, sui-je belle?

Bien devra estre hardis
Cilz, qui sera mes amis,
Qui ora tel damoiselle;
Dictes moy se je sui belle?

Et par Dieu, je li plevis7,
Que très loyal, se je vis,
Li seray, si ne chancelle;
Sui-je, sui-je, sui-je belle?

Se courtois est et gentilz,
Vaillans, apers8, bien apris,
Il gaignera sa querelle;
Dictes moy se je sui belle.

C’est uns mondains paradiz
Que d’avoir dame toudiz9,
Ainsi fresche, ainsi nouvelle;
Sui-je, sui-je, sui-je belle ?

Entre vous, acouardiz,
Pensez à ce que je diz;
Cy fine10 ma chansonnelle;
Sui-je, sui-je, sui-je belle?


1. Visage.
2. La tête blonde.
3. Délicat.
4. La taille.
5. Beaux deniers comptants.
6. La clef.
7. Je lui promets.
8. Franc, aimable.
9. Tous les jours.
10. Ici finit.

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Jean-Baptiste Rousseau – Épigramme

Jean-Baptiste Rousseau, né à Paris (1670), banni en 1712 pour diffamation, mourut à Bruxelles en 1741. Son œuvre se compose d’odes, de traductions de psaumes, de cantates, d’épîtres, d’épigrammes et de quelques comédies. Ses contemporains l’ont regardé comme un très grand poète lyrique; notre siècle ne trouve guère à louer en lui qu’une certaine habileté de versificateur, et un sentiment général de l’harmonie. Encore faut-il ajouter que les poètes du XVIIe siècle avaient été bien supérieurs à Rousseau comme versificateurs, et leur science du rythme, beaucoup plus riche et plus délicate. Rousseau ajoute peu de choses aux formes employées par Malherbe et il n’atteint jamais à cette beauté suprême d’expression où Malherbe s’éleva quelquefois.

Épigramme

Ce monde-ci n’est qu’une œuvre comique,
Où chacun fait ses rôles différents.
Là sur la scène en habit dramatique,
Brillent prélats, ministres, conquérants,
Pour nous, vil peuple, assis aux derniers rangs.
Troupe futile et des grands rebutée,
Par nous d’en bas la pièce est écoutée:
Mais nous payons, utiles spectateurs,
Et quand la farce est mal représentée,
Pour notre argent nous sifflons les acteurs.

Jean-Baptiste Rousseau

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Fontenelle – La dent d’or

Fontenelle (1657-1757), neveu des deux Corneille, naquit à Rouen et vécut un siècle moins quelques jours. Jeune, il s’essaya sans succès au théâtre; ses Dialogues des morts (1683) et surtout l’Entretien sur la pluralité des mondes (1686) (premier essai d’un genre littéraire appelé à un grand développement, la vulgarisation des découvertes scientifiques), enfin l’Histoire des Oracles (1687) fondèrent sa réputation. Devenu membre de l’Académie française et secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, Fontenelle écrivit avec un rare talent et une précision, une clarté très louable, l’Histoire de l’Académie des sciences et les Éloges des académiciens défunts. Le premier il enseigna le respect et une suffisante intelligence des travaux des savants, au public, presque entièrement étranger jusque-là à ces matières.

La Dent d’or

Assurons-nous bien du fait, avant que de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens, qui courent naturellement à la cause, et passent par dessus la vérité du fait: mais enfin nous éviterons le ridicule d’avoir trouvé la cause de ce qui n’est point.

Ce malheur arriva si plaisamment sur la fin du siècle passé à quelques savants d’Allemagne, que je ne puis m’empêcher d’en parler ici.

En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées à un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était venu une d’or, à la place de ses grosses dents. Horstius, Professeur en Médecine dans l’Université de Helmstadt, écrivit, en 1595, l’Histoire de cette dent, et prétendit qu’elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu’elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les Chrétiens affligés par les Turcs. Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux Chrétiens, ni aux Turcs. En la même année, afin que cette dent d’or ne manquât pas d’historiens, Rullandus en écrit encor l’Histoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d’or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte Réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit de la dent, et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu’il fût vrai que la dent était d’or. Quand un orfèvre l’eut examinée, il se trouva que c’était une feuille d’or appliquée à la dent avec beaucoup d’adresse, mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l’orfèvre.

Rien n’est plus naturel que d’en faire autant sur toutes sortes de matières. Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que non seulement nous n’avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d’autres qui s’accomodent très bien avec le faux.

De grands physiciens ont fort bien trouvé pourquoi les lieux souterrains sont chauds en hiver, et froids en été; de plus grands physiciens ont trouvé depuis peu que cela n’était pas.

Fontenelle, Histoire des Oracles.

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