Le caractère de Chateaubriand

Avant tout, Chateaubriand a été un grand mélancolique. L’ennui, ce mal incurable que René va exprimer si poétiquement, qui va devenir le mal du siècle, a réellement désolé Chateaubriand. On connaît ce joli mot d’une Anglaise à notre écrivain: « Vous portez votre cœur en écharpe. » Lui-même prétend que ce mal le prit quelques instants après sa naissance. « Je n’avais que quelques heures, et la pesanteur du temps était déjà marquée sur mon front. » « Je m’ennuie, dit-il sans cesse, je bâille ma vie; qui me délivrera de la manie d’être? » Ce désenchantement est très sincère, voyons quelles en sont les origines.

C’est d’abord un orgueil énorme, lequel se traduit à chaque page, et souvent par de ces phrases qui font rêver. Un de ses chapitres porte pour titre « Bonaparte et moi, sous-lieutenants ignorés ». Il disait de son pamphlet sur Bonaparte: « Ma brochure avait plus profité à Louis XVIII qu’une armée de 100 000 hommes. » Il déclare, en homme persuadé que le ciel avait réservé à Bonaparte la gloire de faire naître Chateaubriand la même année que lui: « L’année où je naquis, naissait en Corse … » Cet orgueil, qui vient d’un très haut sentiment de sa valeur personnelle, de ses instincts aristocratiques, a été développé encore par son éducation (cf. Mémoires d’outre-tombe).

Ce sentiment ne va pas sans un égoïsme parfois féroce. Chateaubriand s’est beaucoup aimé lui-même, et c’est lui qu’il a aimé dans ses amis et dans ses amies. Il est comme René: « les passions sortent de lui et n’y peuvent rentrer ». Il dit ailleurs de René: « On le fatiguait en l’aimant. » Même quand il étale sa fidélité aux Bourbons, c’est bien à lui qu’il pense; de là son dévouement « stérile et décoratif » (Lanson). Il sent qu’il a le beau rôle, et qu’il faut dignement le jouer jusqu’au bout. Le dernier acte de ce dévouement chevaleresque et si peu pratique, c’est ce discours merveilleux qui est son chef-d’œuvre dans l’éloquence: « en faveur du jeune duc de Bordeaux ». La personnalité de Chateaubriand a donc tenu non pas la première place, mais toute la place. N’était-il pas d’ailleurs un être à part et quelqu’un pouvait-il aimer, sentir, penser comme lui?

D’ailleurs il n’a pas de volonté. On a cru qu’il avait été très ambitieux. Il a trop d’orgueil pour cela. Il aimera mieux ne pas réussir et pouvoir dire: « Si j’avais voulu! » Et surtout il se dit sans cesse: « À quoi bon? » Tous ses personnages répètent cette interrogation. « L’ennui m’a toujours dévoré. Pasteur ou roi, qu’aurais-je fait de ma houlette ou de ma couronne? Je serais également fatigué de la gloire et du génie, du travail et du loisir, de la prospérité et de l’infortune. » Voilà pourquoi il ne vit pas dans la vie pratique. La vie pratique est faite pour les hommes de volonté.

Chateaubriand est, en effet, un romanesque, et en cela il est bien un des fils de Jean-Jacques Rousseau. Ce caractère romanesque se mêle à tout; on le trouve dans le Génie du christianisme, puisque l’ouvrage contenait Atala et René, dans les Martyrs, long roman amoureux de Chateaubriand (Eudore); dans la Vie de Rancé. On le retrouve dans les raisons qui le poussent à faire son voyage à Jérusalem. Chateaubriand dramatise tout, se taille un rôle à sa fantaisie et vit dans le rêve constamment: c’est là peut-être ce qui expliquerait encore le mieux sa mélancolie. N’ayant pas de volonté, il n’a pas aimé l’action, mais la sensation. Or la sensation s’émousse à la longue; c’est alors le désenchantement qui survient. N’ayant pas aimé la vie pratique, il s’est réfugié dans le rêve, mais le rêve ne dure pas toujours. Le moment arrive où la réalité le traverse: le désenchantement est encore là.

Quant à l’intelligence de Chateaubriand, il ne faut pas la méconnaître, sous prétexte qu’il est grand surtout par d’autres côtés. Elle est de tout premier ordre. Il s’est cru de bonne foi, mais bien à tort, un politique transcendental. « Le congrès de Vérone, écrit-il à un de ses amis de Lyon, c’est le René de ma politique. » Du moins il a été tout à fait supérieur au plus grand nombre des hommes politiques qui l’entouraient. Il a vu qu’après la Révolution il fallait une politique nouvelle. Il a compris beaucoup de choses et, loin d’avoir été un ultra têtu, il a su avoir un large libéralisme. En outre, il est fort spirituel; il sait conter avec talent, dans les Natchez, l’Itinéraire, les Mémoires. Il a pu ainsi se garder sinon de toutes les exagérations, du moins de certaines énormités que lui aurait fait écrire sa vanité incommensurable.

Mais toutes ses qualités sont subordonnées à son imagination. Voilà et de beaucoup sa faculté maîtresse. Chateaubriand n’est pas un penseur profond et vigoureux; ses idées apologétiques, ses idées critiques, il ne les a pas tirées de longues et profondes méditations. Il va droit à l’Encyclopédie et au XVIIIe siècle; il prend les idées une à une, affirme le contraire, et c’est fait. Comme moraliste, nous verrons qu’il mérite sans contestation ce titre pour avoir donné à des sentiments à la fois nouveaux et communs une forme presque définitive: mais comment serait-il un moraliste éminent puisqu’il est incapable d’être un psychologue? Il ne sait pas expliquer des sentiments, les creuser, en chercher les éléments divers, remonter jusqu’à leurs sources. Comme dialecticien ne lui demandons pas des analyses précises, des critiques serrées. En somme, si son intelligence a été supérieure, ses idées ont été médiocres; ou plutôt a-t-il eu des idées? Ce qu’il nous a donné, n’est-ce pas plutôt le reflet de ses sentiments personnels? C’est dire assez que Chateaubriand n’a pas fait œuvre de penseur; il a fait œuvre d’artiste et, envisagé ainsi, nous le trouverons tout à fait admirable; c’est bien là qu’est sa véritable gloire, et cela revient à dire qu’il est surtout grand par sa sensibilité et son imagination.

Voilà pourquoi Vinet a pu écrire: « L’art a certainement sa place dans la vie; mais il n’a rien à voir dans la formation des convictions; les convictions relèvent uniquement de la science et de la conscience. Eh bien! l’art ou, si on l’aime mieux, l’imagination, la poésie paraissent avoir eu leur part dans le système dont M. de Chateaubriand est devenu le représentant. Son christianisme (je veux dire celui de ses livres) est littéraire, sa politique est littéraire, et le lien qui unit cette politique et ce christianisme est littéraire aussi. Tout cela, fort sincère, je le crois, est une œuvre d’artiste. Sa vie même, sa personnalité porte le même caractère; il l’a composée en poète, et de tous ses ouvrages c’est encore le meilleur. Mettre en question sa sincérité ne serait pas seulement injuste, mais déraisonnable; ce poème vivant, qui s’appelle M. de Chateaubriand, n’est si parfait que parce qu’il est sincère. » (VINET, Études sur la littérature française au XIXe siècle, t. I: Chateaubriand, p. 246.)

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Chateaubriand

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François-René de Chateaubriand est un illustre écrivain français, né à Saint-Malo, mort à Paris (1768-1848).Il voyagea en Amérique, rentra en France au moment de la Révolution, émigra en 1792, servit dans l’armée des émigrés, puis vécut à Londres jusqu’en 1800. Sous la Restauration, il fut ambassadeur, ministre des affaires étrangères. On lui doit: le Génie du christianisme, Atala, René, les Martyrs, le Dernier des Abencérages, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Mémoires d’outre-tombe, son œuvre la plus caractéristique, celle où se manifeste avec le plus d’intensité la nature hautaine et ombrageuse du gentilhomme breton et de l’écrivain romantique. Ses qualités les plus saillantes sont, à défaut d’idées véritablement profondes, l’éclat du style, la richesse de l’imagination, la passion, l’éloquence, la puissance descriptive et le coloris. Admirable peintre, écrivain neuf, brillant, hardi, rénovateur de la poésie et de la langue. Il a exercé une influence considérable sur le développement du romantisme.

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Chateaubriand

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René – Le mal du siècle

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Influence de René dans la diffusion du mal du siècle.

L’influence de Chateaubriand sur les mœurs a été considérable à ce point qu’il les a touchées en leur source au fond de l’âme. Il a presque inventé des états psychologiques. La désespérance, la mélancolie, la fatigue d’être sont devenues des états ordinaires après lui, et des habitudes morales, et jusqu’à des attitudes mondaines. Un instant oubliées et à peine, elles renaissent à l’heure où nous sommes.

Faguet, Dix-neuvième siècle.

La leçon du P. Souël à René.

Le P. Souël dit nettement à René: « Rien ne mérite dans cette histoire la pitié qu’on vous montre ici. Je vois un jeune homme entêté de chimères, à qui tout déplaît, et qui s’est soustrait aux charges de la société pour se livrer à d’inutiles rêveries. On n’est point, Monsieur, un homme supérieur parce qu’on aperçoit le monde sous un jour odieux. On ne hait les hommes et la vie que faute de voir assez loin. Étendez un peu plus votre regard, et vous serez bientôt convaincu que tous ces maux dont vous vous plaignez sont de purs néants … »

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Werther, René, Obermann, Adolphe

Les quatre héros du roman personnel d’analyse dans le (pré)romantisme: Werther, René, Obermann, Adolphe.

Voici comment Vinet rapproche ces quatre « héros ». Traits communs: paresse de cœur, qui est une des plus profondes racines du mal moral; absence de foi dans le vrai, dans le beau, ou dans le bien. Cette paresse de cœur peut d’ailleurs se joindre à une grande activité physique et intellectuelle.

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Werther n’est « qu’un Saint-Preux allemand et bourgeois, amoureux d’une Julie à peu près irréprochable ». Cause de son suicide: Charlotte répond à son amour et ne peut lui appartenir. Pourquoi Werther n’est plus aujourd’hui dangereux: « on se tue bien encore, mais on ne se tue plus par amour », ce qui ne prouve pas que nous valions mieux « depuis que l’amour ne dispose plus de notre vie ». Werther est d’une vérité parfaite, mais un peu commune: « caractère simple, âme bonne », il inspire de la pitié, non du respect. Il a beaucoup de raison; c’est lui qui déclare: « Si nous avions le cœur ouvert à jouir du bien que chaque jour nous apporte, nous serions par là même en état de supporter notre mal à mesure qu’il nous est envoyé. » Mais il n’a pas assez de force pour suivre sa raison; voilà sa maladie.

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Adolphe, « un des livres les plus spirituels qu’on ait écrits ». « L’esprit d’Adolphe est arrivé de l’autre côté de tout. » À côté de ce désabusé, tous les autres paraissent naïfs. On a peur de se trouver seul avec lui. René attire; Adolphe n’excite ni sympathie, ni enthousiasme; « tristesse sèche », « verité dure » du livre. Ni foi, ni espérance, ni idéal. Souffrance personnelle qu’on éprouve à la lecture du livre. Alliance de l’égoïsme et de la sensibilité; l’idée est à la base du roman. Le désespoir moral qui résulte de la lecture d’Adolphe est la moralité du récit: l’homme sensible, égoïste, faible, sans principes.

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Le plus proche de René, c’est Obermann. René et Obermann se ressemblent. Mais ils s’opposent à d’autres points de vue, et voici les principales dissemblances: René discute peu, il écoute le P. Souël; Obermann discute sans cesse, il ne l’écouterait pas. René a des impressions, Obermann, des opinions. « L’un est emporté par la passion du vague », et ce qu’il aime dans le vague, c’est l’immensité; l’autre, « par l’indépendance de la pensée », et c’est la liberté qu’il cherche. La nature enivre René, âme plus tendre. Obermann « cherche à s’agrandir avec la nature », son admiration est plus contemplative. René cherche l’âme sœur au sein de la nature; Obermann n’y cherche que la « force vivante », qui est son seul dieu. Chez René, « la tristesse domine l’ennui »; « Obermann est ennuyé sans être triste. On aime René, on ne doit aucun sentiment à l’autre. »

Au point de vue de l’art, René est un maître-livre; Obermann n’est qu’une suite de pages remarquables. La mise en œuvre n’est pas comparable. Longueurs d’Obermann. Œuvre poétique et séduisante, René peut guérir « quelques-unes des plaies qu’il a ouvertes ». « La rêverie, à tout prendre, vaut mieux encore que la sécheresse d’un scepticisme ergoteur. » (VINET, Études sur la littérature française au XIXe siècle, t. I.)

Il y a là pas mal de réserves à faire. Vinet juge au nom de la morale religieuse, et il dénonce dans Obermann « l’affreuse saveur d’athéisme dont tout le livre est saturé », en ajoutant que non seulement l’athéisme est « mauvais », mais qu’il est « fort laid », et par conséquent fort peu « littéraire ». Passe encore (Vinet va jusqu’à cette concession), pour « l’impiété désespérée, furieuse »; mais, reprend-il « les négations froides et méprisantes de M. de Senancour sont au-dessous de la prose elle-même ». Il est facile de trouver des jugements tout à fait opposés, par exemple dans G. Pellisier, Précis de l’histoire de la littérature française, 5e partie, ch. IV.

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