Le trouvère

Un trouvère

Image

Né à Bourg-en-Bresse, Edgar Quinet fut, sous la monarchie de Juillet et pendant la République de 1848, professeur au Collège de France, très aimé par les étudiants républicains. Il se retira en Suisse après le coup d’État, et ne rentra à Paris qu’en 1870.

Esprit très ouvert, à la fois homme politique, historien, poète et philosophe, il a laissé une œuvre fort diverse et un peu inégale où l’on rencontre de nombreuses pages admirables par la pensée, par l’imagination et par l’ampleur du style.


Le trouvère

Pendant six mois d’hiver, le château féodal était resté enveloppé de nuages. Point de tournois, point de guerres; peu d’étrangers et de pèlerins; de longs jours monotones, de tristes et interminables soirées, mal remplies par le jeu d’échecs. Enfin, le printemps avait commencé; la châtelaine avait cueilli la première violette dans le verger. Avec les hirondelles, on attendait le retour du troubadour ou du trouvère.

Par un beau jour du mois de mai, on l’aperçoit enfin suivant la rampe escarpée qui mène au château.

Sans retard, dès le soir de son arrivée, les barons, les écuyers, les demoiselles se réunissent dans la grande salle pavée pour entendre le poème qu’il vient d’achever pendant l’hiver. Le trouvère, au milieu de l’assemblée, ne lit pas, il récite. Mais quand son récit s’élève, il chante par intervalles, en s’accompagnant de la harpe ou de la viole. Son début est plein de fierté et de naïveté; c’est en même temps un tableau de l’assemblée:

Seigneurs, or, faites paix, chevaliers et barons,
Et rois et ducs, comtes et princes de renoms,
Et prélats et bourgeois, gens de religions,
Dames et demoiselles, et petits enfançons.

A la voix du chanteur, chaque objet rendait un écho sonore. Le château crénelé, le vent qui souffle dans les salles, les aubades des guettes sur les tourelles, le bruit des chaînes des ponts-levis, tout cela fait en quelque sorte partie de son poème. Ce qu’il ne dit pas, les choses et les souvenirs des auditeurs le disent à sa place.

Quand l’automne approche, le trouvère est à la fin de son récit; il part enrichi des présents de son hôte. Ce sont des vêtements précieux, de belles armes, des chevaux bien enharnachés. Quelquefois il est fait chevalier, si déjà il ne l’est; puis, lui absent, le manoir a perdu sa voix: tout retombe, jusqu’à la saison nouvelle, dans le silence et la monotonie accoutumée.

Edgar Quinet (1803-1875)

Source