Denis Diderot (1713-1784) et L’Encyclopédie

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L’Encyclopédie est comme la synthèse de l’esprit du XVIIIe siècle: il s’agit à la fois d’un mouvement d’indépendance philosophique et religieuse, et d’une entreprise de vulgarisation scientifique.

En 1745, le libraire Le Breton eut l’idée de publier une traduction de la Cyclopedia de l’Anglais Chambers. Après des tentatives malheureuses, il confia l’affaire à Diderot. Celui-ci quitta le projet d’une simple traduction, et songea aussitôt à tenter une synthèse des connaissances humaines dans l’esprit philosophique et à réunir pour cette oeuvre tous les philosophes du temps: d’Alembert, Rousseau, Voltaire, Helvétius, Condillac, … L’entreprise marcha bien jusqu’en 1757, mais à partir de cette année, la publication dut continuer de façon clandestine.

Ce qui fait l’unité de l’Encyclopédie, c’est l’esprit qui l’anime, et qui se résume dans la destruction de tout absolu, de toute métaphysique, de toute religion, de toute autorité. L’Encyclopédie pénétra partout chez les petits nobles de campagne, chez les curés, chez les bourgeois, et peu à peu elle créa un état d’esprit nouveau. La Révolution aurait eu probablement lieu sans l’Encyclopédie, mais elle aurait été politique ou économique; elle n’aurait pas comporté toute une philosophie.

Celui qui devait être l’animateur principal de l’Encyclopédie, Denis Diderot, naquit à Langres en 1713, dans une famille d’artisans honnêtes et simples. Il fut élevé par les Jésuites, qui lui conseillèrent de partir pour Paris. Là, sans métier régulier, il vivait sans être remarqué, jusqu’au jour où l’Encyclopédie le sortit de l’obscurité.

Catherine II de Russie, ayant appris la misère dans laquelle Diderot vivait, lui achetait sa bibliothèque, et l’en nomma bibliothécaire. Diderot alla à Saint-Petersbourg remercier sa bienfaitrice et il mourut peu de temps après son retour, en 1784.

Ses principaux ouvrages sont:

Le Neveu de Rameau: son chef-d’oeuvre.
Jacques le Fataliste: où Diderot déploie un merveilleux talent de conteur.
Les Salons: pour la première fois un auteur y fait des tableaux et des sculptures un objet de littérature.
L’Encyclopédie: 35 volumes in-folio de 1751 à 1780.

d’après J.CALVET, Petite Histoire de la littérature française et BESANÇON & STRUIK, Abrégé de l’histoire de la littérature française.



Denis Diderot, Supplément au voyage de Bougainville.

Pleurez, malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ce soit de l´arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là, dans l´autre, vous enchaîner, vous gorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu´eux. Mais je me console ; je touche à la fin de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai point. O tahitiens ! mes amis !

 Puis s´adressant à Bougainville, il ajouta :

Et toi, chef des brigands qui t´obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d´effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang.

Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n´es ni un dieu, ni un démon qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l´as dit à moi-même, ce qu´ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est a nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu´il gravât sur une de vos pierres ou sur l´écorce d´un de vos arbres. Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu´en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu´est-ce que cela fait ? Lorsqu´on t´a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli , tu t´es récrié, tu t´es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton coeur le vol de toute une contrée ! Tu n´es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l´être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ?

Laisse-nous nos moeurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. Sommes-nous dignes demépris, parce que nous n´avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu´y manque.t.il, à ton avis ? Poursuis jusqu´où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s´arrêter, lorsqu´ils n´auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l´étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu´il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t´agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisses nous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques.

Regarde ces hommes ; vois comme ils sont droits, sains et robustes. Regarde ces femmes ; vois comme elles sont droites, saines, fraîches et belles. Prends cet arc, c´est le mien ; appelle à ton aide un, deux, trois, quatre de tes camarades, et tâchez de le tendre. Je le tends moi seul. Je laboure la terre ; je grimpe la montagne ; je perce la forêt ; je parcours une lieue de la plaine en moins d´une heure. Tes jeunes compagnons ont eu peine à me suivre ; et j´ai quatre-vingt-dix ans passés.


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